Clotilde Boitel

Autrice et conceptrice d'expositions 

Conseil artistique et projets culturels

 

Article à paraître dans la revue de la Céramique et du verre novembre-décembre 2022.
https://www.editionsateliersdart.com/n-247-novembre-decembre-2022.html

 

AU RAS DU RAZ

Diplômé de l’Ecole supérieure d’art et de design TALM (Tours, Angers, Le Mans), site de Tours, Thierry Rat vit à Calais. Il enseigne la céramique, au « Concept », l’école d’art du Calaisis. Sa démarche artistique prend appui sur diverses techniques. Dans sa pratique de la céramique, il associe fréquemment la sculpture et des réalisations multimédia. La photographie est un médium qu’il utilise aussi, comme pour son œuvre actuelle : « Emprunté au désastre », projet où il recense les objets personnels abandonnés par les migrants et ceux rejetés par la mer sur la plage.

La situation des migrants qui tentent de rejoindre l’Angleterre en traversant la Manche au péril de leur vie le préoccupe beaucoup. L’artiste se retrouve quotidiennement confronté au drame humain qui touche particulièrement Calais, drame pour lequel il se sent concerné personnellement. Une tragédie à laquelle, en 2019, il choisit de donner de la visibilité en témoignant plastiquement afin d’alerter tout un chacun.

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Optant pour son matériau de prédilection, l’argile, il décide de mouler des formes de demi-crânes humains en faïence blanche. Le fait de privilégier la terre dans son projet est loin d’être neutre : il s’agit pour lui de ne pas enterrer la question des migrants et en quelque sorte la faire émerger, de la rendre visible. Son objectif est de réaliser une installation à l’endroit même où les hommes, les femmes et les enfants partent en mer pour rejoindre le pays de leurs rêves. Dans ce but, il conçoit une cinquantaine de demi-crânes aux orbites vides surdimensionnées qu’il prévoit de placer sur l’estran, c’est-à-dire sur la partie de la plage qui se recouvre et se découvre avec les marées. Une fois les crânes disposés sur le sable, il suffit d’attendre la marée haute pour qu’ils disparaissent sous l’eau et la marée descendante pour qu’ils réapparaissent. La vision de la scène de l’oscillation des vagues léchant le bas des cavités orbitales des crânes est insoutenable. Le contraste est frappant entre ces formes blanches percées de deux trous noirs et la couleur de la mer d’un bleu d’encre profond. Le choix par l’artiste d’une faïence blanche n’est pas anodin. Les crânes humains, qu’ils soient africains, asiatiques ou européens, présentent une blancheur similaire. Ainsi, l’étranger, le migrant, cet être anonyme dont il ne subsiste que quelques os, se présente à nos yeux comme l’un des nôtres. Le blanc symbolise la clarté, la lumière. Couleur de la pureté aussi, elle apparait ici bien noire, celle de l’innocence assassinée. En termes de spiritualité, le blanc est associé aux rites du passage évoquant à la fois la disparition et le retour. Passage qui n’est pas sans rappeler celui que les migrants tentent de franchir au risque de leur vie.

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Installation in situ, Au ras du raz émeut, dérange. Cette œuvre créatrice de sens nous rappelle la mer qui, dans son aspect effrayant, prend, avale, recrache et rejette. Elle révèle notre silence face au drame qui se joue chaque jour, envoyant à la mort ceux et celles qui ont rêvé d’une vie meilleure. Le titre donné à l’œuvre Au ras du raz ne peut être plus éloquent. Coupé au ras, c’est atteindre la limite basse, au ras du crâne, au ras de la terre ou au ras des pâquerettes. A ras bord, c’est aussi une question de limite, haute cette fois-ci et on pense à la goutte d’eau qui fait déborder le vase et à l’expression « ras-le-bol ». L’artiste, par son intervention, exprime justement le ras-le-bol de cette situation liée au désastre de ces migrations. Le raz quant à lui signifie ou un détroit, ici la Manche, parcouru par le courant lui-même, ou des courants de marée rapides qui, à Calais, rendent la traversée vers l’Angleterre difficile.

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L’installation éphémère trouve sa pérennité sous la forme d’une vidéo accessible par un Qrcode. Celle-ci présente la captation de l’installation in situ accompagnée d’un poème. Le film fait l’objet d’éditions différentes en quatre langues, français, néerlandais, arabe et anglais, afin d’alerter largement candidats à l’exode, personnalités institutionnelles, populations de part et d’autre des frontières.

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Ce travail de Thierry Rat trouve un écho avec les réalisations des années 90 de l’artiste allemand Jochen Gerz. Pour s’exprimer sur certains sujets cruciaux, ces artistes ont pris, chacun, l’option de monter une action in situ, qui n’est pas le fruit d’une commande mais de leur initiative personnelle. Face à des faits politiques, sociétaux, historiques, ils mettent l’humain au cœur de leur recherche. Ils réalisent quelquefois leurs projets dans l’espace public de façon clandestine, sans autorisation. C’est ainsi que Jochen Gerz a conçu Le mémorial invisible, place du Parlement à Sarrebruck. Avec ses étudiants, en 1993, il a encastré 2146 pavés après avoir gravé sur chaque face enterrée le nom d’un cimetière juif avec le nombre de corps qu’il contient. Thierry Rat dans sa façon de traiter la disparition montre des affinités avec le processus de Jochen Gerz. Activer notre réflexion pour éviter l’indifférence. Tous deux témoignent, font œuvre de mémoire et s’insurgent personnellement contre l’oubli. Immerger dans la terre, dans l’eau, cacher pour mieux rendre visible, dévoiler sont leur credo. Pour Jochen Gerz, l’œuvre est dissimulée et pour Thierry Rat, elle est éphémère et soumise aux flots. Leurs œuvres s’apparentent à des mémoriaux, invisibles dans le cas de Jochen Gerz, passagers et mouvants pour Thierry Rat : des manières singulières de marquer d’une pierre blanche une tragédie humaine.

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Sur la thématique de la mer, la plupart des artistes pratiquant la céramique s’intéressent le plus souvent à la matière ou à la couleur. Tantôt ils développent une recherche autour de l’objet, tantôt autour du paysage. Ils s’approprient le littoral et ses caractéristiques de diverses façons, poétique, descriptive ou analytique. Thierry Rat, quant à lui, perçoit surtout l’espace maritime comme un enjeu à la fois politique et humanitaire. Il se pose en citoyen et apporte un témoignage visant à faire réfléchir, à éveiller les consciences et à inciter à construire des solutions pour l’avenir des migrants.